La place de la médecine kanak en Nouvelle Calédonie
Article construit à partir de notions évoquées sur le site "VINCRE", ainsi qu'au sein d'un article du Dr Paul QAEZE, d'une interview de Patrice GODIN pour la médecine kanak, et de Wikipédia pour les plantes médicinales.
Généralités :
La médecine occidentale peut apprendre de la traditionnelle.
Elle a voulu longtemps couper le malade de son environnement personnel. Par souci de simplification. C'était l'un des rôles essentiels de l'hôpital. Elle a fait reculer les maladies physiques, mais a aggravé le mal-être. La médecine libérale a eu des velléités de corriger ce travers. Mais les cadences et l'afflux des patients ont anéanti ses efforts. Les psys affichent complets. Manquent de temps face à la variété des intellects et des situations personnelles. Le devin du village se débrouille mieux, avec des contextes plus uniformes et des procédures mieux codifiées.
Tout semble opposer les conceptions de la santé chez le mélanésien et l'occidental : pour le premier, c'est l'équilibre entre l'homme, ses proches, sa terre, ses ancêtres. Pour le second, c'est un examen clinique normal, une tension dans la norme, un bilan biologique sans astérisque, un forum internet qui confirme que l'on est toujours en vie...
Les kanaks ont vu bien des leurs rejoindre prématurément les esprits, malgré les guérisseurs. Ils ont acquis du pragmatisme. Ils classent les maladies en 4 catégories :
1) Les maladies "normales", de cause évidente :
Intoxication alimentaire (ciguatera), maladies sexuelles, coup de chaleur, plaies.... Traitement par les plantes, connus du plus grand nombre : ça reste dans le cadre familial. Equivalent de la mère occidentale qui désinfecte elle-même les bobos de sa progéniture.
2) Les maladies du Docteur Blanc :
Imprécises avant son arrivée. Classées par défaut dans les 2 dernières catégories. Pour le kanak, ce qui ne se voit pas est plus grave. Un mal de tête, une sciatique, est plus inquiétant qu'une plaie purulente. Le Blanc est assez doué pour ce qui ne se voit pas. Il a des médicaments pour tout. Oui, mais il ne connaît pas les maladies liées aux esprits. Alors il est prudent de voir le guérisseur et de prendre une potion traditionnelle, tout en allant voir le docteur.
3) Les malheurs liés à des fautes commises :
Ce sont aussi bien des maladies que des drames personnels : échec professionnel, affectif, disparition de personne, perte d'une récolte.
Les fautes résultent souvent d'inadvertance : oubli de rituel, de coutume, irrespect, transgression involontaire. Les esprits des ancêtres sanctionnent. De façon très imaginative. Parfois, aucune relation apparente entre le trouble manifesté et la faute. Une enquête est nécessaire. C'est plus simple quand il y a eu contact direct avec un objet interdit / sacré pour lequel les symptômes sont évidents : lésions cutanées à l'endroit du contact...
4) Les agressions par sorcellerie :
"Boucans" envoyés par un ennemi. Agression par esprit malveillant. Les grands chefs ont des gardes du corps spécialistes des questions mystiques.
Les catégories 3 et 4 sont soignées par les guérisseurs/voyants. Héritier d'une tradition transmise oralement et par quelques carnets de notes. Leurs méthodes sont secrètes ; ils connaissent la procédure par vision.
En fait, l'opposition entre médecine traditionnelle et allopathique n'est pas spécifique au monde kanak. Les occidentaux recourent autant à leurs guérisseurs et spécialistes de l'âme, bardés de titres plus modernes. Homéopathes, magnétiseurs, ostéopathes, patamédecines diverses, s'offrent à traiter au-delà du problème physique. Points communs : secret des techniques, croyances intégristes, influence sur le patient, importance du temps passé à la relation. Une différence, avouons notre cynisme : le guérisseur kanak travaille encore pour le statut, pas pour l'argent. Les contraintes matérielles des deux sociétés ne sont pas les mêmes. Mais le guérisseur kanak est le plus content de rendre service. Il ne lui viendrait pas à l'idée de refuser un patient. Ou de lui fermer sa porte la nuit.
Qui se fait le plus plaisir au bout du compte ? Le kanak récompensé à 80% de reconnaissance ? Ou le doc blanc vu comme un fonctionnaire surpayé de la CAFAT (Sécurité Sociale Calédonienne) ? Question de personnalité. Ceux qui vivent par les autres sont à la recherche de reconnaissance. Peut-être ne sont-ils pas assez guérisseurs ? Les patamédecines les en rapprochent.
En pratique, voici les écueils pour le médecin occidental en terre kanak :
-Si la maladie traîne malgré le traitement, le kanak est vite convaincu que le retard vient des esprits. -Aucune notion d'évaluation chez le kanak : Quand le traitement traditionnel est pris simultanément avec celui du docteur, la guérison est attribuée préférentiellement au premier. (C'est aussi vrai pour beaucoup de blancs adeptes des médecines alternatives.)
-Le docteur ne connaissant rien à l'histoire du clan et des ancêtres, il est incompétent dans certaines domaines. Il n'est pas "généraliste".
-Les facteurs de risque ne représentent rien pour le kanak. Les maladies insidieuses telles que diabète, hypertension, insuffisance rénale, ne sont pas considérées comme importantes. Souvent seule la prise en charge à 100% assure le suivi. Prendre sa pilule, faire sa prise de sang, permet de voir régulièrement le docteur et de lui parler d'autres problèmes gratuitement.
Solution : intégrer le guérisseur dans le réseau médical classique. Reconnaître l'approche différente, souvent complémentaire. En opposant les deux médecines, on prive souvent le patient des bénéfices de l'une.
Le blanc caustique dira que le guérisseur entretient des croyances fausses chez les kanaks et l'obligation de recourir à ses soins. Vrai. Vrai, de même, pour les patamédecines que les occidentaux continuent à consulter après un siècle de progrès scientifique rapide. Le rôle du médecin n'est pas d'extirper une partie de l'inconscient de son patient, tout au plus de l'aider à la reconnaître... s'il en est capable.
Au philosophe de faire évoluer la culture. Maître Profit est la philosophie conquérante de l'Occident. Il envahira tôt ou tard le monde kanak. Ne lui facilitons pas la tâche en détruisant les piliers de la culture traditionnelle, comme le monde des Esprits, juste pour prouver que nous sommes les plus savants.
La médecine traditionnelle :
Dr Paul QAEZE
La conception de la santé chez le mélanésien (*) repose sur des notions différentes de la compréhension occidentale. La Maladie correspond à la manifestation d'un déséquilibre d'un ordre établi. Elle va faire intervenir les fondamentaux de la société kanak, qui englobe l'homme dans sa dimension physique, sociale et mystique. D'un côté on a la parole, les plantes et les forces ancestrales et de l'autre, le stéthoscope, les molécules actives et les microbes. Alors que l'étiologie occidentale repose sur des relations entre un agent pathogène et une maladie ; dans la société kanak, la maladie résulte d'interactions entre l'homme, son environnement naturel et social, et le monde mystique représenté par les ancêtres.
Dans le milieu mélanésien ; on peut considérer qu'il existe trois sortes de maladies.
Les maladies dites naturelles...
...dues à un déséquilibre de la personne à elle-même (maladies du chaud /froid, du sec/humide, de l'excès et du manque). Le traitement se fera par la pharmacopée familiale.
Face à une plaie surinfectée, avec des lésions de grattage, le médecin occidental attribuera cela à un manque d'hygiène. Cette interprétation résulte de l'incompréhension entre le discours médical kanak et occidental. Dans l'échelle de gravité des ces maladies naturelles, celles qui ne se voient pas sont plus délétères que celles qui s'extériorisent. Donc une mère kanak s'inquiétera plus si son enfant se plaint d'un mal de tête ou de ventre que d'une plaie qui suinte.
Les maladies liées aux ancêtres
C'est quand une pathologie perdure, ne guérit pas assez vite. C'est la maladie des fautes commises, c'est la transgression d'un tabou, d'une règle clanique.
Le traitement sera le recours à un guérisseur. Ainsi les forces ancestrales sont en particulier capables de punir les actes ou les attitudes répréhensibles commis par leurs descendants. La consultation par le guérisseur cherchera à déterminer l'origine exacte du mal. L'entreprise du diagnostique mobilise tous les proches, car la maladie peut s'abattre sur le groupe entier si la faute commise n'est pas réparée.
S'il y a eu transgression d'une règle sociale ou offense d'un parent, le malade fautif doit reconnaître son délit et entreprendre un geste symbolique de réparation. Ce n'est qu'à cette condition que le traitement appliqué sera efficace.
L'offense étant pardonnée, le risque de conflits au sein du clan est écarté. Les ancêtres libèrent alors leurs pouvoirs protecteurs. Ils rendront les médications efficaces ou désigneront les plantes médicinales appropriées, notamment par l'intermédiaire des rêves. Ces solutions thérapeutiques n'apparaissent pas seulement aux guérisseurs mais au patient lui-même qui peut trouver son traitement en rêve. Il arrive aussi qu'un proche du malade se réveille nanti du savoir thérapeutique.
Les maladies dites provoquées
En effet, ce sont des maladies engendrées par des maléfices (boucans) lancés par un sorcier ; ou par des conflits entre individus suscités parfois par la jalousie. Si l'on conçoit que les forces ancestrales sont en contact permanent avec le monde des vivants, on peut envisager qu'elles interviennent à la demande de leurs descendants.
Les symptômes de ces maladies dites magiques sont comme une maladie normale, à savoir fatigue, diarrhée, ou maux de tête, mais la survenue est aiguë et brutale. Le remède passe obligatoirement par un spécialiste de la voyance.
La médecine traditionnelle offre ainsi aux malades des solutions thérapeutiques qui englobent leur bien-être social et spirituel, valeurs que les mélanésiens ne retrouvent pas dans la médecine occidentale. Cependant, en évitant les ruptures brutales qui pourraient empêcher le passage d'un système à l'autre, en respectant l'essentiel des conceptions tout en y intégrant des éléments nouveaux, la tradition peut s'ouvrir à la modernité.
C'est le processus qui semble guider aujourd'hui le développement du pluralisme médical en Nouvelle-Calédonie.
(*) A lire : Chroniques du pays kanak. Gestes "Tome 2 : La Santé, p 129-191. Editions Planète Mémo)
Une interview de Patrice GODIN, anthropologue, par JY LANGLET :
JYL : Monsieur Godin, vous êtes anthropologue et vos travaux portent sur les rapports entre organisation sociale, cosmologie et rituels dans les communautés kanak de la région de Hienghène. A ce titre vous vous êtes intéressé à la médecine kanak traditionnelle. Pourriez-vous nous dire quelle est aujourd'hui la place de cette médecine ?
PG : "Elle est toujours extrêmement pratiquée, même si on constate dans les représentations comme dans les pratiques de nombreux changements depuis cent cinquante ans de présence française. L'un des traits caractéristiques de cette médecine est qu'elle est partie intégrante de l'organisation sociale kanak. Ce n'est pas une institution indépendante, séparée des autres composantes de la société, mais l'un des rouages essentiels de son fonctionnement. Pour faire bref, on peut dire que la société kanak est toute entière organisée autour de deux axes : ses chefferies et ses rituels. Ces rituels sont eux-mêmes de deux sortes :
- des cérémonies d'échanges, qui jalonnent les grandes translations de l'existence (mort, mariage, naissance),
- et les rituels thérapeutiques qui constituent le noyau de ce qu'on appelle communément la médecine kanak "
JYL : Un exemple ?
PG : "La toute première histoire qu'on m'ait raconté sur ces pratiques. Un matin, un homme âgé se renverse le contenu d'une bouilloire d'eau bouillante sur les genoux. Le médecin qui le reçoit au dispensaire l'évacué sur Nouméa. Sur place, complication infectieuse. Au bout de quelques jours, et surtout après plusieurs visites de parents, il s'inquiète de toujours souffrir énormément. Un soir, profitant de la rotation du personnel infirmier, il s'échappe du CHT (Centre Hospitalier Territorial, à Nouméa) et prend le car du soir pour revenir à Hienghène. Le lendemain, avec un de ses fils, il consulte un devin. Le surlendemain, il obtient la réponse à ses inquiétudes. S'il ne guérit pas, c'est que lui ou quelqu'un de son entourage a commis une faute vis-à-vis de sa famille maternelle. Le diagnostic du devin est très exactement : "malédiction des utérins" (hwanyen le hwan-hiri en langue némij). Une discussion s'engage entre le vieux, son fils et le devin qui vise à éclaircir la raison de cette malédiction. Et au bout d'une heure, elle débouche sur une hypothèse qui est agréée par le devin. Il y a quelques mois, le vieux et son clan ont récupéré une terre ancestrale dans le cadre d'une revendication foncière. Mais lorsque ceux-ci l'ont remise en culture, ils ont oublié de faire un geste coutumier à l'oncle maternel du vieux. Les ancêtres du clan utérin ont envoyé la malédiction en retour. Le devin préconise d'aller demander pardon à l'oncle pour cet oubli. Le geste est accompli. Ensuite, l'oncle propose que le guérisseur et prêtre de son clan traite les brûlures. La conjugaison des deux traitements, kanak et européen, conduira à la guérison ".
JYL :Toutes les maladies rentrent-elles dans le même schéma ?
PG : "Non. Grosso modo, on peut dire qu'il existe quatre grandes classes de maladies pour la pensée kanak traditionnelle. D'abord, les maladies ordinaires, bénignes que les gens de Hienghène appellent simplement " maladies " (folie) et que les gens de l'aire linguistique paicî, plus au sud, appellent "vraies maladies ". Ce sont des troubles entraînés par des déséquilibres de l'hygiène quotidienne de vie. On range dans cette catégorie les troubles de l'alimentation, les accidents climatiques (refroidissement, exposition au soleil...), la ciguatera ou encore les maladies sexuellement transmissibles. Ces maladies se soignent dans le cadre familial, où l'on recourt à une pharmacopée principalement végétale, connue sinon de tous du moins du plus grand nombre. Il y a ensuite les maladies qui sont dites "maladies des Blancs" ou "maladies du docteur". Elles n'étaient pas connues avant l'arrivée des premiers colons européens et de ce fait elles n'ont pas de noms dans les langues locales. Les seules exceptions sont dans le centre et le nord de la Grande Terre le pian et la lèpre. Le premier a été assimilé à une maladie de peau, la seconde à une forme ancienne de mycose rongeante. Les maladies du docteur sont comme leur nom l'indique du seul ressort de la médecine européenne dont on attend qu'elles les guérissent dans des délais relativement brefs. Les deux autres catégories de maladies nous font passer dans un tout autre registre des représentations. A leur propos, il faudrait d'ailleurs plutôt parler de "malheurs" que de maladies, dans le sens où ces catégories englobent non seulement des pathologies, mais aussi des événements dramatiques frappant les personnes, les familles, voire la communauté dans son ensemble (disparition inexpliquée de personne, échec professionnel, accidents...). Parmi les malheurs, il y a en premier lieu ceux qui résultent de fautes commises. Et parmi ces fautes, on distingue souvent entre, d'une part les transgressions, l'oubli ou l'accomplissement défaillant de gestes rituels, les comportements irrespectueux, etc. qui appellent une sanction de la part des ancêtres, et d'autre part le contact involontaire avec des lieux ou des objets "interdits", "sacrés" parce que chargés de présence ancestrale. Leurs conséquences ne sont pas les mêmes. Dans le cas des secondes, il existe un lien évident entre symptômes et nature de la maladie. Le contact avec une présence ancestrale débouche sur des altérations ou des lésions de la peau qu'on explique par une sorte de possession, l'ancêtre a envahi le corps du malade. Si on ne soigne pas cette possession à temps, le malade est dit sombrer progressivement dans la folie et peut même mourir. Pour les malédictions, qui relèvent de fautes de comportement, il n'y a pas lien de cause à effet, ainsi que l'a bien montré Christine Salomon pour le Centre-Nord de la Grande Terre. Un même symptôme peut être référé à des raisons différentes et une même raison aboutir à des malheurs complètement différents. La sanction envoyée par les ancêtres est par définition polymorphe. La dernière catégorie de malheurs relève de l'agression, de ce que nous appelons en Occident la sorcellerie. Il en existe de multiples formes, officielles ou clandestines, individuelles ou collectives, intrafamiliales ou guerrières".
JYL : Officielles
PG : "Oui. Dans le cadre des chefferies, dans le nord de la Grande-Terre et aux îles Loyauté où les grands chefs ont souvent une garde chargée de leur protection et parmi elle des spécialistes de la guerre rituelle qui doivent punir tous ceux qui menacent la chefferie ou manquent de respect au chef. Maladies des fautes commises et agressions sorcières ne se soignent pas de la même façon que les maladies ordinaires, car des puissances invisibles sont impliquées, ancêtres ou esprits malveillants. Le diagnostic est fait par un spécialiste, devin ou voyant. Le devin est un praticien d'une technique divinatoire plus ou moins élaborée, mais qui suppose une initiation. Il est l'héritier d'une tradition qui se transmet à l'intérieur de son clan et travaille en relation avec les ancêtres par le biais de tout un matériel liturgique contenu dans un panier. Il est aussi généralement prêtre et guérisseur de son groupe. C'est toujours un homme. Au contraire, le voyant est une personne qui a un don, très souvent contracté à la suite d'une maladie. C'est aussi bien un homme qu'une femme. Il n'utilise pas de technique divinatoire. Il "voit" la maladie en palpant le corps du malade. Il peut aussi avoir la révélation de traitements. Pour devenir guérisseur, le voyant s'associe souvent au prêtre et guérisseur de son groupe qui l'autorise à utiliser les "médicaments" de son panier. En retour, le voyant peut nourrir le panier de "médicaments nouveaux" dont il a reçu la vision. Par ailleurs, il faut savoir qu'il y a toujours de nouvelles plantes et de nouveaux traitements qui apparaissent, notamment du fait que le rêve joue un rôle important pour enrichir la pharmacopée. C'est le signe tangible que le lien avec les ancêtres n'est pas coupé, que la communication entre eux et les hommes se poursuit ".
JYL : Pouvez-vous nous donner un exemple de traitement ?
PG : "Tous ces traitements comportent des aspects secrets et sont d'autant plus difficiles à étudier que le secret est une des conditions majeures de leur réussite. Dans le cas d'une attaque de sorcellerie, on essaiera d'abord de protéger le patient de son agresseur en créant autour de lui, de sa famille, des choses qui lui appartiennent (maison, champs, voiture...) une barrière rituelle dissuasive ; on le fera en lui fournissant des paquets de " feuilles " qu'il portera sur lui et en "lavant" les lieux où il vit, avec une "eau" où baignent des plantes médicinales. On soignera aussi la personne, des éventuelles atteintes corporelles qu'elle a subies. Dans le cas d'une maladie pour faute, on doit d'abord réparer la faute, obtenir le pardon du groupe lésé, des vivants comme des morts, ensuite seulement un traitement est possible. D'un clan à un autre, d'une région à l'autre, il existe d'importantes variations autour du schéma qui vient d'être tracé à gros traits. Chaque clan a son guérisseur qui utilise les sacrements du groupe. Beaucoup de thérapeutes traditionnels ouvrent aujourd'hui "leur panier" aux personnes de l'extérieur et il y en a qui ont acquis une réputation qui va bien au-delà de leur chefferie d'origine. En principe, le guérisseur ne se fait pas payer. On fait un geste pour lui demander son aide et celle de ses ancêtres, puis on peut le remercier. C'est pour lui un engagement très fort et il tomberait lui-même malade s'il refusait d'assumer ce rôle".
JYL : Et comment se transmet son savoir ?
PG : "À Hienghène, c'est le nom reçu à la naissance qui détermine la fonction exercée dans la société. Mais parmi tous les enfants porteurs d'un nom, le guérisseur choisit généralement celui qui présente les meilleures aptitudes. Il se fie à son intuition et fait des tests pour savoir qui peut le mieux assurer sa succession. L'observation lui permet également de voir qui est le plus inspiré par les ancêtres, et donc le plus apte à hériter du panier".
JYL : Revenons au traitement. Il existe des constantes !
PG : "Deux aspects du traitement des malheurs doivent être notés. En premier lieu, le "médicament" (terme employé en français local) préparé par le prêtre et guérisseur est beaucoup plus qu'une substance doté de propriétés thérapeutiques. Il est composé d'une association de plantes, sa préparation comme son administration sont accompagnés de gestes rituels, de prières, d'interdits qui en font un véritable sacrement. Et de fait, il s'agit d'une des formes de l'ancêtre, d'une transformation de son corps. On peut parler ici de transsubstantiation. Ensuite, l'ensemble des rituels thérapeutiques ne se comprend bien que rapporté à toute une cosmologie dans laquelle on retrouve les quatre éléments communs à beaucoup de pensées traditionnelles de par le monde : l'eau, le feu, la terre et le souffle. La conception kanak de la maladie et du malheur ne se comprend elle-même qu'en relation avec cette cosmologie. Dans la conception de la personne, il existe des composantes - le sang et le souffle - qui sont aussi des composantes de l'univers et qui sont menacées par la maladie et le malheur. Le traitement vise à redonner de la vie à ces composantes par le truchement d'éléments pris dans la nature. Alors que la maladie et le malheur sont dits "assécher" la personne, que les sorcelleries de guerre sont assimilées à des feux", les "médicaments" dans leur ensemble sont appelés "eaux" et renouvellent les fluides vitaux du patient".
JYL : Comment s'articulent concrètement les deux médecines kanak et occidentale sur le terrain ? Y a-t-il un lien possible entre médecine traditionnelle et médecine moderne ?
PG : "Le principal problème que rencontrent les médecins européens est que si le patient pense que son mal relève de ce qu'on a appelé le malheur (agression sorcière, conséquence d'une faute), il aura souvent tendance à se détourner de la médecine occidentale et n'y reviendra qu'en dernière extrémité - souvent trop tard pour le médecin. Il faut donc trouver un moyen de développer un véritable pluralisme médical. Celui-ci existe déjà pour les maladies ordinaires, les gens combinant souvent recours à la pharmacopée traditionnelle et consultation au dispensaire. Pour les maladies graves, la complémentarité entre les deux pratiques reste à inventer. J'ai le sentiment que les deux médecines n'abordent pas la souffrance humaine sous le même angle et qu'il y a beaucoup moins d'incompatibilités qu'on l'imagine des deux côtés. Ce n'est pas facile de réduire la méfiance réciproque. La conception occidentale est fondamentalement biologique, organiciste ou mécanique, parfois psychologique. Au contraire, dans le monde kanak, la maladie est perçue comme le résultat d'un déséquilibre ou d'une rupture dans le tissu des relations, interpersonnelles pour les maladies graves, entre les hommes et leur milieu pour les maladies ordinaires. Par ailleurs, les morts, les esprits sont dans la culture kanak des membres à part entière de la société. Ils sanctionnent les fautes, mais guérissent les malheurs et apportent leur soutien aux hommes dans leur vie. On trouve dans tous ces aspects bien des analogies avec certaines psychothérapies contemporaines, je pense notamment aux thérapies familiales ou à la prise en compte de l'impensé généalogique dans certaines psychanalyses. Pour une meilleure articulation des pratiques, il faudrait que se développe la reconnaissance des savoirs traditionnels, comme c'est le cas dans d'autres pays du Pacifique. Les coutumiers sont à l'évidence favorables à ce qu'un statut soit donné aux guérisseurs. Il est temps de commencer à y réfléchir. Cela permettrait une meilleure confrontation des deux médecines et la création de passerelles.
Les plantes médicinales :
La Nouvelle-Calédonie fait partie des 4 premiers territoires du monde en terme de biodiversité. En présence de roches particulières ; les péridotites ; qui ont recouvert une partie de l’île il y a 37 millions d’années, la flore a évolué en état d’isolement, formant un patrimoine riche et unique. La flore calédonienne compte 3.926 espèces décrites dont 75% endémiques. En Nouvelle-Calédonie, les plantes sont utilisées dans la médecine traditionnelle et font l’objet de recherches scientifiques qui pourraient servir à des fins médicales pour les grands laboratoires français notamment contre des maladies redoutées.
Les plantes qui guérissent les maladies traditionnelles
*L’aloès : plante grasse dont les feuilles sont charnues et cassantes. Elles contiennent dans leur épaisseur une sorte de tissu cellulaire spongieux qui stocke l’eau. Par alchimie, cette eau se transforme en un gel amer et translucide très recherché pour ses propriétés médicinales.
En Nouvelle-Calédonie, l’aloès est surnommé "plante à brûlures" mais c’est aussi un cicatrisant, il soulage les piqûres d’insectes, l’eczéma… C’est la plante des premiers soins et ses vertus sont connues depuis toujours par des peuples très différents.
Des chercheurs l’étudient pour des essais cliniques sur des malades atteints du Sida et du cancer du poumon. Il semblerait que ces expériences soient positives.
*La fougère arborescente (Cyathea intermedia) :
C’est une gigantesque fougère endémique qui pousse dans les forêts humides. Elle peut dépasser les 35 mètres de hauteur. Dans certaines régions, elle représente "le commencement du pays des hommes" pour les Kanak.
En médecine traditionnelle, ses bourgeons sont consommés comme contraceptifs.
*Le Méamoru (Plectranthus Parviflorus) :
Plante à petites feuilles qui pousse au ras du sol et fait de minuscules fleurs bleues. Pour les Kanak, c’est le symbole de la vie.
Dans la région du centre de la Grande Terre, les femmes soignent les maladies des yeux et purgent les bébés après décoction de ses feuilles et de sa tige.
*Le pommier kanak (Syzygium Malaccense) :
Arbre à feuilles luisantes, pointues et très serrées. Une décoction de son écorce soigne les intoxications alimentaires. Le bouillon de ses feuilles calme les diarrhées et les feuilles chauffées et posées sur les furoncles les font disparaître.
*Le bancoulier (Aleurites moluccana) :
Ils parsèment en septembre les pentes néo-calédoniennes.
Les noix ont des propriétés purgatives et l’écorce râpée appliquée sur la plaie est utilisée pour soigner les blessures dues au corail.
*Le faux tabac (Argusia argentea) :
C’est la plante la plus utilisée en Nouvelle-Calédonie dans les remèdes traditionnels contre "la gratte" (ciguatera) qui s’attrape en mangeant certains poissons du lagon pendant l’été. Il n’élimine pas les toxines mais aide à mieux supporter la crise.
*Le niaouli (Melaleuca quinquenervia) :
La savane à niaoulis est le type même du paysage calédonien de la côte ouest.
Une décoction de l’écorce soulagera les rhumatismes et les courbatures. L’huile essentielle de niaouli est utilisée pour purifier l’air et en cas de rhume.
*Le bourao (Hibiscus tiliaceus) :
Petit arbre dont il existe 3 variétés : le bourao rouge, le bourao blanc des bords de mer et le bourao blanc de l’intérieur des terres.
La sève de ses feuilles est utilisée comme cicatrisant des plaies. Les feuilles sont souvent bouillies en décoction pour soigner le foie ou se relaxer.
*Le cocotier (Cocos nucifera) :
Arbre très répandu dans les zones tropicales du monde entier, il peut mesurer jusqu’à 25 mètres. Dans la région de Hyenghène, le bouillon de ses racines est un médicament contre la diarrhée. Posé sur les abcès, il aide à les faire évoluer.
Contre les coups de soleil, il faut retirer la pulpe d’un coco vert et faire des cataplasmes sur les brûlures.
Les racines frottées sur les dents rendent ces dernières blanches et saines.
*Le corossol (Annoma Muricata) :
Arbre tropical qui produit de gros fruits à l’enveloppe hérissée de pointes.
Lorsqu’un enfant à la varicelle, il faut faire bouillir ses feuilles et le baigner dans cette décoction de couleur rouge. Les pustules sécheront sans cicatrice. C’est aussi un très bon remède pour détendre les bébés nerveux.
L’inhalation de la vapeur qui se dégage des feuilles chauffées au feu apaise les crispations stomacales dues aux contrariétés.
*La canne à sucre (Saccharum officinarum) :
La fibre mâchée est utilisée comme émollient. En faire des compresses.
*Le citronnier (Citrus limon Burmann) :
C’est un petit arbuste. Les fleurs et les feuilles en infusion calment les spasmes d’estomac et les nausées
*Le goyavier (Psidium guajava L) :
Arbre répandu en Nouvelle-Calédonie qui atteint 2 à 3 mètres. Le tronc est mince et rameux.
Faire bouillir les feuilles et tamponner les brûlures, les ampoules et autres irritations cutanées.
En cas de piqûres d’insectes, mâcher les feuilles et appliquer la pulpe recracher sur la zone douloureuse.
*Le Cycas (cycas circinalis) :
Il ressemble à un palmier. Le tronc est généralement unique, cylindrique et écailleux.
En cas de piqûres par un poisson venimeux de type rascasse, il faut faire brûler une palme de cycas et poser le pied au dessus des vapeurs.
*L’hibiscus (Hibiscus Rosa sinensi L) :
C’est un arbuste ornemental des pays tropicaux. Il est très souvent taillé en haie. Une décoction de ses fleurs soigne la toux et soulage les jambes lourdes.
*Le santal (Santalum austrocaledonicum) :
Arbre parasite qui pousse particulièrement sur la partie sud de la Grande Terre, à l’Ile des Pins et dans les Iles Loyauté. Il a un tronc de petite taille, court et droit avec une écorce rugueuse, grise et fendillée. Son feuillage est arrondi, touffu, d’un vert clair et brillant.
Le jus de ses feuilles écrasées sera appliqué sur les hématomes pour les soulager.
*Le noni (Morinda citrifolia) :
Le fruit du noni a une apparence bosselée allant du vert au gris. Les mélanésiens et les polynésiens utilisent depuis des milliers d’années chaque partie de la plante pour se soigner. En Nouvelle-Calédonie, le fruit pousse à l’état sauvage sur toute la côte et aux Loyauté.
Il faut noter que certains usages de la médecine traditionnelle peuvent se révéler nocifs. Il convient donc d’être prudent dans l’utilisation et la préparation de ces recettes à base de plantes.
Les plantes qui guérissent les maladies liées à la transgression des interdits
*La canne à sucre (Saccharum officinarum) :
Elle est cultivée dans les champs. Dans certaines régions, elle est utilisée pour soigner les malaises provoqués par le totem qui n’a pas été respecté.
*Le coleus (Solenostemon scutellarioides) :
C’est une herbe larges aux couleurs variées qui est très commune dans les zones habitées. C’est le symbole de vie. Il protège les habitants de la mort. Si l’on tombe malade parce que le rite lié aux cultures n’a pas été accomplis correctement, il faut se badigeonner le corps avec sa sève.
*Le kaori (Agathis) :
Il symbolise la hiérarchie. Son écorce et ses feuilles entrent dans la confection de décoctions qui soignent les maladies que provoque la violation des interdits.
*Le faux manguier (Cerbera Manghas) :
Petit arbre aux feuilles luisantes ne dépasse pas 15 mètres et pousse sur presque toutes les rives du Pacifique et de l’Océan Indien. Le noyau de son fruit est très toxique.
Pour guérir les maladies liées par la transgression des interdits, il faut boire l’eau qui a été filtrée par des feuilles du faux manguier.
*L’oranger sauvage (Citrus macroptera) :
Arbre grand comme un oranger dont les fruits qui ressemblent à des oranges ne sont pas comestibles.
De Touho aux îles Bélep, on raconte qu’au pays des morts, le fruit de cet arbre permet, au cours d’un jeu, de distinguer l’esprit d’un vivant à celui d’un défunt.
Boire une décoction de son écorce guérirait des maux contractés lors d’un voyage au pays des morts.
Les plantes qui protègent
*Le bancoulier (Aleurites Moluccana) :
Cet arbre peut mesurer 30 à 40 mètres. Il pousse en colonies. Les guerriers et les danseurs s’enduisent le corps du noir de sa noix afin de s’assurer la protection des ancêtres. Il est considéré comme un arbre qui abrite les esprits.
*Le niaouli (Melaleuca quinquenervia) :
Lors des naissances, il était d’usage d’envelopper les nourrissons dans son écorce afin de les protéger et leur donner de la force.
*L’arbre à tapa (Broussonetia papyrifera) :
Arbuste aux feuilles en forme de coeur, il sert à fabriquer les bandes de tissus appelées tapa. Il est offert au guérisseur pour lui permettre de communiquer avec les esprits au moment de ses invocations.
*Le croton (Codiaeum variegatum) :
C’est un arbre décoratif aux feuilles panachées de vert, jaune et rouge. Ses feuilles portées sur l’oreille ou en bouquet serré sur le bras sont considérées comme des protections contre les agressions magiques. Elles assurent la présence bénéfique des ancêtres.
Les plantes et la recherche scientifique
A Nouméa, l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) travaille sur un programme qui a pour but d'isoler de la biodiversité de Nouvelle-Calédonie, des molécules agissant contre les grandes maladies des pays industrialisés (cancer, sida, affections bactériennes) mais aussi contre des pathologies plus tropicales, maladies à vecteurs transmises par des moustiques comme la dengue ou le paludisme.
Le Laboratoire des Plantes Médicinales du CNRS (annexe de l’Institut de Chimie des Substances Naturelles (ICSN)) a pour objectif la recherche de substances naturelles bioactives dans la flore de la Nouvelle-Calédonie et des archipels adjacents. Environ 250 plantes sont collectées par an. A Nouméa, des tests de cytotoxité sont réalisés et une chimiothèque est constituées par plus de 800 extraits organiques réalisés par an (feuilles, écorce, fruits, fleurs…). Elle est ensuite envoyée en Métropole afin que des essais biologiques soient réalisés en collaboration avec des firmes industrielles (L’Oréal) et pharmaceutiques dans le but de trouver des antiparasites, des anti-HIV, des anti tumoraux.
L'ethnopharmacologie est une approche de choix pour présélectionner des espèces connues des savoirs locaux ou réputées actives en médecine traditionnelle en Nouvelle-Calédonie. Certaines plantes étant depuis longtemps utilisées dans des buts bien particuliers (maladies de peau, infections, fièvres prolongées, etc.), de manière curative ou préventive (alimentation du patient), la connaissance de la pharmacopée est utile pour présélectionner ces espèces avant étude en laboratoire. Par exemple, en ce qui concerne la ciguatera ou "gratte" - intoxication par des poissons tropicaux, les remèdes traditionnels utilisés dans le Pacifique sud ont été inventoriés et leur efficacité étudiée. Des échantillons de plantes ont été envoyés dans des universités et facultés en Métropole pour études. Cette démarche devrait permettre de découvrir des substances actives.
Dans la commune du Mont Dore (proche de Nouméa), le laboratoire Cosmécal cultive des plantes médicinales telles que l’hibiscus, le niaouli, l’Aloé Véra, le goyavier, le noni et le niaouli. Ces matières premières entrent ensuite dans la fabrication des produits Cosmécal qui a développé sa propre gamme fabriquée exclusivement avec des plantes de Nouvelle-Calédonie (gélules, jus de noni, lotions et gels à base d’aloès, sirop, bonbons et baume au niaouli…). Ce laboratoire fait partie d’une Groupement d’Intérêt Scientifiques (GIS) en collaboration avec l’Université Française du Pacifique, l’IAC, l’IRD, le CNRS, la Province Sud et l’Institut Pasteur. Ce groupement a pour but la concertation dans l’organisation des recherches sur les substances naturelles, les synergies dans la réalisation des programmes scientifiques et la formation des étudiants.